Connaissez vous le 七九八 798 « qi jiu ba » ? Forcément, pour les Pékinois. Moins évident pour les autres, Shanghaïens, cantonais, ou Français (francophones) hexagonaux, d’Europe ou d’Amérique. Cet ancien complexe industriel offert par la RDA à son coreligionnaire socialiste, abrite quelques dizaines de galeries d’art contemporain, porté sur l’écume de la vague par la vogue mondiale et la prospérité incommensurable de l’art chinois. Cet art que nous achetions il y a 20 ans avec grand plaisir, mais sans complexe vu le prix (quelques dizaines, maximum centaines de yuans), d’artistes boutonneux, barbus et timides, comme honteux de vivre. Nous les expatriés leur prêtions nous appartements diplomatiques de Sanlitun Jianguomenwai ou Qijiayuan (Tayuan n’existait pas encore). Et en les recevant, en leur achetant leurs œuvres, nous avions le sentiment d’un devoir démocratique autant que chrétien, de faire notre B.A.
Aujourd’hui, ce sont eux qui nous rachètent! Il y a une justice sur Terre. Cela devra un jour faire le thème d’une autre page de ce blog, d’analyser au terme de quels efforts ces gars et ces filles ont réussi, et comment, au fond, ils cristallisent, protégés par tout le monde et jusqu’au parti même, la démocratie et la liberté interdites au Céleste Empire. Je voudrais aussi évoquer les thèmes de cet art, sa dérision grinçante, son incorrigible romantisme fleur bleue, ainsi que sa dénonciation trouble ou son jeu ambigu sur le thème de l’argent – finalement, son choix pour la richesse, qui dit tout quant au reste.
Mais pour l’heure, je vous raconte la seconde exposition d’artistes tibétains qui vient d’ouvrir dans le qijiuba, à la Red Gate Gallery de Brian Wallace, notre vieil ami australien qui vécut tant d’années sur notre lieu de travail, avant d’ouvrir sa galerie permanente dans cet antique fortin de Pékin, partie intégrante de ses murailles jusqu’à ce que Mao décide d’en faire le second périphérique. Plus récemment, Brian ouvrit sa seconde salle au qijiuba et ses moyens occultes lui permettent de faire venir directement de Lhassa, voire même de Londres, une demi douzaine de peintres et sculpteurs du Toit du monde.
Vous pouvez voir ci jointes quelques unes des œuvres, extrêmement inspirées, dans la technique, de l’art pékinois ou shanghaïen, avec ces photos posées, montrant différents types de personnages du Tibet, tels le pèlerin se jetant au sol, la musulmane voilée de minorité Hui ou Sala, et les transgressions comme la jeune femme équivoque en minijupe, le touriste « backpacker » américain qui représente pour moitié la pollution extérieure, pour moitié l’espoir d’influence étrangère pour contrebalancer la chinoise. Ou encore l’ampoule électrique à demi couverte de bandages, pour représenter l’âme confuse et blessée de l’auteur.
Norbu Tsering
Voici aussi la toile de Ang Sang, de nombreux visages de lamas, et des carrés polychromes à la Vasarely, qui représentent en réalité ces monnaies de l’enfer à la tibétaine. On les lâche dans la montagne, ou bien suspend à un fil, guirlandes qui illuminent tout au Tibet et finissent disloquées, déchirées, mâchées par la pluie et le vent.
Ang Sang
L’œuvre la plus curieuse, moins belle que « captivante » consiste en mille petites plaquettes de polyester et de fibre de verre, peintes façon bronze, agencées côte à côte sur un pan de mur. Des ex-voto lamaïstes bien sûr, mais on prend un petit choc, regardant de plus près, quand on constate que le visage de Bouddha a été remplacé par celui, avec ses grandes oreilles rondes et son sourire hilare, de Mickey Mouse. Je demande à Gade l’auteur, ce qu’il faut en penser : « pas grand-chose », me dit-il, comme pour s’excuser d’être là, « simplement l’Amérique est si grande et déjà si présente chez nous au Tibet »…
Je lui dis alors : on peut le voir de deux manières. Comme une affaire parfaitement révoltante et dérangeante, ou l’Amérique a squatté et aliéné le Tibet, comme toute la Chine, avec ses Mc Do et ses Pizzahut et toutes ses valeurs en papier mâché, et alors, tu cherches à protester sur le fait que votre culture millénaire et si totalement spiritualiste, vaut mieux que ce monde virtuel et contrefait, inféodé à l’argent. Ou bien alors, on décide que Mickey, comme beaucoup de personnages de Disney, est un surviveur professionnel, surdoué de l’existence, face auquel le chat n’a aucune chance. Peut-être fais-tu un jeu de mot là-derrière, inventant un nouveau personnage, moitié lama moitié Charlie Chaplin, capable d’échapper au ‘Mao’ ou chat, en chinois (même si l’idéogramme chinois n’est pas le même). Dans ce cas, ta création est un manifeste pour résister, avec humour et sans violence, à l’occupation chinoise Han. Alors de ces deux lectures, laquelle est la bonne ?
Et Gade de me répondre, toujours avec ce sourire humble, cette absence apparente de domination virile qui est un trait constant du Tibétain tel que je le voyais il y a trois semaines, lors de ma découverte du Pays des Neiges : « les deux, certainement. Nous avons besoin de nous moderniser, et de ne pas nous fondre dans le creuset chinois. L’Amérique peut nous servir. L’autodérision aussi. Et l’humour enfin. »
Voilà donc mon histoire. Je conseille à tous d’aller voir cette expo si parlante du désarroi et de la recherche d’identité de ce peuple dans son maelstrom. Sur le Tibet, en matière d’art, je ne connaissais que le Tangka, la peinture polychrome, à vrai dire trop souvent répétitive et à l’atmosphère lourde. Cette brève visite, montre les potentialités de renouvellement !
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