Bonjour, depuis Pékin où je franchis mon 10ème jour de réacclimatation.
La lecture du commentaire de madame Myriam Boumiz (merci à elle) sur ma dernière entrée, me fait rejoindre une autre page que je voulais vous écrire : celle de ma redécouverte fugace avec Melun ma ville natale cet été. Une ville très « France profonde », mais dont je ne ressens que maintenant trop tard, le charme passé. De la gare à la Seine aux péniches paresseuses, aux berges à saules pleureurs, c’était un quartier cossu, très endormi et parfois très grand seigneur, du tournant du XIX au XX siècle. De grandes maisons en pleines pierres non taillées, avec balcons,mansardes, terrasses, jardins à puits et bassins et bosquets de haute futaie où les rossignols chantaient à tue-tête.
Quand je m’y suis rendu, mi-août, de prime abord, tout était identique, image miroir de mon souvenir : rien n’avait changé depuis un quart de siècle.
Rétrospectivement, cette immobilité aurait dû m’apparaître factice et cette rigidité du décor, comme une scène de la belle au bois dormant, aurait dû m’être suspecte, indice de "rigor mortis".
Sur la maison de mes parents, une haute et spacieuse demeure crépite de trois étages au toit d’ardoises grises, depuis longtemps vendue, il me fallut me concentrer longuement, comme au jeu des sept erreurs, pour déceler les minces différences, toutes pourtant parlantes. Ainsi, hier bordée de pots de grès plantés de géraniums, l’avancée sur la rue était maintenant barrée d’une grille industrielle passée au minium antirouille, sans autre peinture : faite pour augmenter le degré de sécurité, et de le faire à moindre prix. C’étaient deux besoins des temps modernes.
Pour la porte de chêne ajourée de verre, sous son large auvent en verrière d’origine, un bon ponçage et revernissage n’aurait pas été du luxe. Et la plus choquante différence, derrière la vitre translucide, était un genre de poster aux tons rouge criard et vert cacadoie, avec une impudeur que jamais l’époque de notre enfance ne se serait permise.
A l’exception d’un couple d’Africains (femme en boubou, homme en tunique) avec leur bébé dans une poussette, la rue elle-même était vide sous le soleil, aussi aliénante, anonyme dans son intimité perdue, qu’une scène de L’étranger de Camus. La place de la gare avait perdu tous ses petits commerces, l’épicerie, le coiffeur, tous ayant légué leur clientèle à l’hypermarché Carrefour de Villiers en Bière, et leur pas de porte à une dizaine de banques contre une ou deux autrefois. Comme si soudain le commerce de l’argent était devenu plus crucial que celui des œufs ou d’une coupe au rasoir.
L’ami que j’étais venu visiter m’expliqua soudain, en un soupir de souffrance, que toute la sociologie du quartier avait changé : si je ne rencontrais personne à cette heure, c’était moins pour cause de canicule qu’en raison du Ramadan. Toute cette partie de la ville, ces maisons de maître avaient changé de propriétaires (d’où la nécessité des banques, pour les emprunts). Elles s’étaient ensuite subdivisées et sous-louées. Leurs propriétaires, puis leurs voisins s’étaient appauvris, quittant alors la ville. Ou bien ils avaient perdu espoir, face à la prolifération des cas de petite délinquance, des voitures qui brûlent ou des bracages, et s’étaient installés sur La Rochette, nouveau quartier davantage sécurisé. Même l’agence de banque avait dû changer l’hôtesse d’accueil pour un homme aux épaules plus noueuses et au poil dru et au cheveu court : la jeune femme avait été molestée par un client aux nerfs à fleur de peau, exigeant un crédit qui ne pouvait lui être alloué.
Quand je ressortis sur la place, mes yeux s’ouvrirent. Je voyais maintenant çà et là, les hommes désoeuvrés en jellabah, attendant le soir pour pouvoir recommencer à s’alimenter. Clairement, c’étaient là une tranche majeure, peut-être majoritaire des nouveaux Melunais : ma ville, telle que je l’avais connue, avait disparu. Ces bâtiments autour de moi n’en étaient plus que la coquille fossile.
Je me demandai alors pourquoi ce quartier qui n’avait, par sa bordure de fleuve et prospérité, aucune vocation à s’appauvrir, changeait soudain si vite, et ses habitants n’avaient pas su défendre leur espace, leur paix – qui m’agaçait tant au pic de mon adolescence.
Un de mes frères, à qui j’ai confié ma découverte et ma perplexité, a sur la question une réponse complexe, dont l’essentiel tient à une forme de conspiration entre l’Etat et les très grandes fortunes, contre les classes moyennes : faisant disparaître la petite et moyenne bourgeoisie.
L’idée n’est pas si mauvaise, et pas forcément entièrement fausse, quand on observe en France, ainsi qu’ailleurs (même à Bruxelles) la paupérisation visibles de quartiers hier prospères. Et quand on suit la saga Woerth, et les turpitudes morales dans lesquelles se tordent interminablement Nicolas Sarkozy et certains de ses ministres, pétitionnaires de la milliardaire mme Bettencourt.
Cependant, étant expatrié, j’ai une autre vision, d’autres paramètres à faire jouer pour expliquer toute cette affaire. Imaginons que ces Africains du Nord ou Africains tout court soient les êtres les plus pauvres de leurs pays, les moins éduqués, ceux n’ayant plus rien à perdre à tenter un voyage avec ou sans visa vers nos pays. Ils y arrivent et s’installent. La plupart gens honnêtes et travaillant durs, attirés par notre protection sociale et système de santé auxquels ils parviennent après un temps à se raccorder, moyennant une légalisation. Mais la plupart ayant besoin d’une à deux générations sur place pour s’approprier l’éducation, les compétences nécessaires pour vraiment y réussir. Dans ce cas, l’on peut dire que ce sont les pays les plus pauvres de la planète, ceux ayant échoué face à l’industrialisation et à la mondialisation, qui s’allègent d’une part de leurs bouches à nourrir en les déposant chez nous. Transfert de handicap.
Il se trouve que l’arrivée de ces nouveaux habitants en France, correspond historiquement à peu près au tournant du début de la paupérisation d’une partie des classes moyennes – la fin des " 30 Glorieuses". Pourtant, ce déménagement ne peut être tenu pour responsable de ce phénomène. Au contraire, il aurait dû les enrichir, en leur fournissant une main d’oeuvre moins exigeante. Alors, comment expliquer ce déclin? Ici, la clé de l’énigme est ailleurs, là où je vis : en Chine, en Inde, au Brésil, aux pays émergents qui entretemps se sont organisés, ont su attirer les capitaux, les technologies, tirer le meilleur parti de leurs richesses minérales, aller taquiner les européens dans les filières qui les enrichissaient jusqu’alors, pétrole, énergie, industrie, agribusiness. Ils ont tout quand nous n’avons plus rien : les matières premières, les bas salaires et surtout la rage collective d’entreprendre et de produire. Donc, face à ce second phénomène, on peut dire que cette fois, c’est l’autre Tiers Monde, celui qui réussit, le dessus du panier qui nous retire à nous, "notre" pain de la bouche, un pain que nous tirions hier des pays pauvres…
Correspondant de presse en Chine, je constate en mon pays de France une forme de malaise et d’aigreur toujours plus forte, de souffrance et de refus de voir les choses en face. Français, Belges, Allemands, Britanniques, Américains, Japonais, tous les pays qui jouïssaient d’un siècle d’aisance, se rebellent sous ce rouleau compresseur historique qui arrive sur eux. Ils ne veulent pas lire ce qui leur arrivent, étudier la Chine, décrypter le processus de migration de l’activité économique vers l’Extrême Orient. S’informer sur la manière dont vivent ceux qui leur prennent leur gagne pain. Qui pourrait leur en tenir rigueur ? C’est tellement humain. Mais évidemment, ce n’est pas ainsi qu’ils prépareront l’avenir, ni reprendront la main.
Mais je voudrais leur offrir un message d’espoir. S’ils voient leur société anémique et leurs voisins amorphes, c’est parce que la planète le veut ainsi, une planète plus intelligente que nous, aux visions à la fois plus spaciale et à long terme. Ce qu’elle vise : réduire les écarts de niveau de vie entre les continents. Nous sommes « mis en sommeil » dans un but ultérieur. La récompense, dans 10 ou dans 50 ans, sera la résolution en commun des plus graves problèmes qui nous angoissent, le réchauffement global par exemple, le terrorisme aveugle, le SIDA ou tout autre virus terrible qui guette aux portes. C’est donc un prix à payer par nous, pour nos enfants. Ce qui, tout bien considéré, ne m’apparaît être que justice, après avoir profité durant toute notre vie du bien-être légué par nos parents.
Aucune société antique, pas même les Incas ni les Egyptiens ne disparaissent de la Terre. Leurs descendants sont toujours là, bien vivants, mutés, mutants. Les sociétés, malgré ce qu’affirmait je ne sais plus qui (Valéry ?) ne ne sont pas mortelles. Ce que vous vivons à cette heure, est la mue, le désagrément de changer de valeurs et de règles du jeu de la vie. C’est un voyage vers une terre inconnue, aux libertés infinies. Imaginez nous tous, l’humanité entière, en des genres de Christophe Colomb sur leur Caravelle chétive, sans nul autre navire rencontré en chemin, les gencives à vif en raison du scorbut – avant de déboucher, quelque part dans le futur, sur les rives d’une nouvelle Amérique… C’est cela, notre défi, sur notre pont solitaire. Et si nous ne voyons pas l’espoir, c’est faute de pouvoir l’imaginer – de distinguer les étoiles, derrière le plafond bouché du firmament.
Amitiés à tous – la prochaine fois, je vous parlerai de deux rencontres amusantes que j’ai faites hier dans Pékin, un taximan et une midinette, et le topo sera beaucoup plus léger,c’est promis !
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faure
5 septembre 2010 à 18:35quel régal de vous lire un dimanche matin !
Daniel
8 septembre 2010 à 01:28Bonjour,
Je rejoins votre analyse sur la convergence à venir dans plusieurs dizaines d’années. Nous formerons enfin un grand village pour lutter contre les fléaux planétaires
Par contre je suis toujours un peu surpris par le côté gauchisant = bonne consciemce du genre :
« Imaginons que ces Africains du Nord ou Africains tout court soient les êtres les plus pauvres de leurs pays, les moins éduqués, ceux n’ayant plus rien à perdre à tenter un voyage avec ou sans visa vers nos pays. Ils y arrivent et s’installent ».
On arrive au même résultat en imaginantle contraire, soit que ces africains étaient les nantis de leur village, département, province. Qu’ils avaient été les seuls à recevoir/obtenir une éducation (grâce à la corruption). En conséquence seuls eux avaient la connaissance qu’un autre monde civilisé et nanti comme le nôtre existait. Pour cette raison ils ont crû au « père Noël » en pensant qu’ils bénéficieraient du paradis chez nous. Les pauvres de là-bas sont peut-être trop honnêtes pour entreprendre certaines démarches pour favoriser leur départ.
Cette dernière manière ne change heureusement rien à votre belle conclusion (merci, car peu de gens sont objectifs/positifs vis-à-vis de la globalisation) : « Ce que vous vivons à cette heure, est la mue, le désagrément de changer de valeurs et de règles du jeu de la vie. C’est un voyage vers une terre inconnue… avant de déboucher, quelque part dans le futur, sur les rives d’une nouvelle Amérique… C’est cela, notre défi, sur notre pont solitaire. Et si nous ne voyons pas l’espoir, c’est faute de pouvoir l’imaginer… »
Merci pour votre lettre. Je n’ai pas toujours le temps de le lire, mais chaque fois que je le fais, cela me rappelle la Chine avec ses qualités et ses défauts, bref cela me fait chaud au coeur.
Bien cordialement,
Daniel
Bertrand
5 octobre 2010 à 22:22Encore une analyse intéressante ;-). Voilà un discours que l’on entend jamais ici !
Il est clair que nous entrons d’en une ère où nous allons devoir nous rationner sur tout un ensemble « d’acquis » que nous percevions comme des « dû » et qui ne pouvaient exister qu’au détriment des autres. Et arrêter de nous voir comme les uniques « inventeurs », « penseurs », « leaders » du monde (comme si le monde n’existait que grâce aux occidentaux et nous devait tout). Admettre ça, c’est comme admettre que la colonisation a eu des tords, c’est un signe de faiblesse et de culpabilité très mal vu…
Le problème est que ces ajustements mondiaux ont un prix lourd que nous ne somme pas préparés à payer et surtout… que personne ne veut payer (à commencer par les plus riches). Les contributeurs seront donc ceux qui ne peuvent pas y échapper. (NB: nos grands hommes politiques, « représentants de tous les Français », montrant l’exemple, n’en feront evidemment pas partie car leur tâche suprême les place « au-dessus » de tout ça)
Pour illustrer ce phénomène:
Avec la dernière crise s’est nettement détaché deux catégories en France: les personnes touchées par la crise financière (= les personnes en situation précaire) et les personnes pour qui ça n’a pratiquement rien changé (= les personnes avec de bons revenus). La crise financière a donc eu un impact très net sur les personnes ayant peu d’argent et pas sur les autres… paradoxe qui en dit long.