Petit Peuple : Hangzhou – Dix ans à la dérive (1ère partie)

Aux petites heures de ce 20 novembre, à Hangzhou (Zhejiang), au cybercafé « Night-watch », véritable temple des joueurs en ligne, une jeune fille, jeans et polaire rose bonbon, était si concentrée sur son écran, annihilant à formidable vitesse des séries de chars amphibies et de soldats en combinaisons kevlar, qu’elle ne s’aperçut pas du policier qui s’approchait en maraude ! Quand il posa sa lourde main sur son épaule en lui demandant ses papiers, d’un ton courtois mais comminatoire, comme à tous les autres joueurs de sa rangée, il n’était plus temps de penser à fuir…

Cachant tant bien que mal son épouvante, elle tenta de plaisanter, retarder le moment, mais rien à faire, elle dut présenter sa carte d’identité qui ne tint pas une seconde au regard entraîné de l’agent. Rien qu’au trouble de sa cliente, ce professionnel de l’ilotage savait que la carte n’était pas la sienne, et que la fille avait des choses à se reprocher – une prise intéressante. 

Malgré tout, elle lui était plutôt sympathique, du fait des émotions complexes qu’elle exsudait. En son regard, l’agent lisait le défi (comme si la vie entière n’était qu’un grand jeu virtuel, et lui-même n’était rien de plus qu’un autre char d’assaut à faire sauter d’un clic, boum-boum), l’humiliation (d’être si démunie et vulnérable), et en quelque sorte un inattendu soulagement. 

D’ailleurs, à l’observer plus en détail, elle faisait moins jeune que ne suggérait sa première vision d’une adolescente engluée dans son jeu internet : ses fines ridules aux tempes, des cheveux gras, permettaient de deviner la femme en souffrance cachée derrière la fille.

Durant le transfert au commissariat, l’inconnue campa dans son silence de carpe, dédaignant entendre les questions et ne sortant de son mutisme que pour répéter le souhait qu’on la relâche, « elle n’avait rien fait ». Au moins, demandait-elle, un pleur dans la voix, « qu’on ne dise rien »… 

Plus que sa mine butée, cette demande mit les enquêteurs sur la voie. Sur leur intranet, ils sondèrent le fichier central, dans la section des personnes disparues. Ils passèrent des coups de fil aux collègues des autres provinces. À ce rythme, il ne leur fallut que trois-quarts d’heure pour qu’une fiche émerge, bingo, qui ressemblait comme deux gouttes d’eau à notre hirondelle. 

Selon le rapport, la fille devait être Xiaoyun (nom d’emprunt) née en 1992 à Dongyang, à une centaine de kilomètres de là. Elle avait fugué il y a dix ans, sans jamais être rattrapée : délai si long qu’un avis de décès avait été émis. Or, la voilà qui réapparaissait, à 24 ans.

Une fois au poste, une policière experte en personnes psychologiquement fragiles avait entamé l’interrogatoire tout en douceur. Des heures passèrent en dialogue de sourdes – la fille éludant les questions et insistant pour que, surtout, ne s’ébruite pas la nouvelle de son interpellation. 

Le commissariat au grand complet s’était pris au jeu : enfin un cas sur lequel se pencher, qui ne soit ni sordide, ni violent, mais attendrissant ! Pris par le désir de sauver cette manifeste victime du destin, les limiers téléphonaient de plus belle et tentait de débobiner la pelote de son mystérieux passé. A force de fermeté et de gentillesse, ils finirent par calmer la jeune femme, gagner sa confiance et l’arracher à sa phase de déni. Quand il lui fut promis qu’en aucun cas elle ne serait forcée à rencontrer quiconque contre son gré, elle se rasséréna, acceptant enfin de répondre à son prénom, et commença à se confesser, rouvrant la vanne de 10 ans passés en fuite en avant. 

Xiaoyun était un exemple type de cette jeunesse perdue – par l’absence de parents. Quand elle avait quatre ans en 1995, son père et sa mère, paysans sans terre, étaient partis au loin travailler en usine, laissant la petite à la garde des grands-parents. Mais ces vieillards fatigués, dépassés et aux franges de la misère, l’avaient laissée à elle-même, passant leurs journées sur leurs lopins, et sur les sentiers à collecter l’herbe pour leurs lapins. De la sorte, Xiaoyun avait pris de mauvaises habitudes. 

Quand elle eut 14 ans, son père et sa mère alertés par les grands-parents sur sa dérive, retournèrent au village. Mais c’était déjà trop tard : elle disparaissait des jours entiers, chapardait pour se nourrir et manquait l’école. Quand elle revenait, les explications qu’elle donnait étaient si invraisemblables que ses parents refusaient de la croire, entrant avec elle en de violentes disputes. 

Un jour qu’elle demandait à son père quelques sous pour le bus de l’école, il les lui refusa, l’accusant de mentir une fois de plus : « mais c’était la vérité, s’écria la joueuse aux policiers, et cela m’indigna, me faisant ’fumer par les sept trous du crane’ » (qīqiào shēngyān, 七窍生烟). « Alors, je décidai de me sauver à jamais ».

Voici donc une décennie passée dans la dérive, pour cette jeune Xiaoyun. Mais au juste, ces dix ans comment les aura-t-elle passés, avec quel argent ? Et surtout, quelle suite, quelle vie l’attend ? Ne manquez pas la suite, la semaine prochaine, pour notre dernier numéro de l’année !

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